L'origine de Anjou
Un mariage forcé
Voici comment on raconte l'origine de l'ancienne maison d'Anjou. Geoffroy, comte du Gatinais, mourut du temps de Louis-le-Bègue, ne laissant qu'une fille, riche héritière, dont l'histoire ne nous a pas conservé le nom.
Louis-le-Bègue voulut la faire épouser à Ingelger, son favori, qu'il avait fait grand-Sénéchal de son palais, ce qui revenait à peu près au grand-maître de la maison du roi. La jeune comtesse rejeta longtemps ce mariage, sous prétexte qu'Ingelger était né son vassal ; mais enfin, pressée par les sollicitations du roi, et par les instantes prières des seigneurs du Gatinais, que Louis-le-Bègue avait gagnés, elle se détermina à cette union.
Une mort suspecte
Après qu'ils eurent vécu dix ans ensemble, on trouva un matin Ingelger mort, couché auprès de sa femme.
La forte répugnance que la comtesse avait témoignée pour ce mariage donna lieu au bruit qui courut qu'elle s'était défait de son mari par quelque maléfice. Un chevalier, nommé Gontran, cousin du défunt, l'en accusa devant le roi et toute la cour, et jeta son gant sur le champ, suivant l'usage de ce temps, pour défier en combat singulier quiconque se porterait pour défenseur de la comtesse.
Comme il ne se trouvait personne, ni parent, ni vassal, qui prit la défense de cette infortunée, tout-à-coup s'offrit un de ses pages, qui était son filleul, nommé Ingelger comme son mari, et âgé seulement de seize ans. Il ramassa le gant et accepta le combat, pour soutenir, contre Gontran, et tout autre, l'honneur de sa dame et maîtresse, et prouver son innocence.
La victoire du jeune page
Le roi permit le combat, et le jour assigné, les lices dressées, les barrières posées, les parrains nommés, et le champ clos suivant les lois usitées en tels cas, le roi s'y rendit avec tous les princes et seigneurs de sa cour, même avec les barons et vassaux du Gâtinais. Jamais on n'avait vu une aussi grande affluence de curieux accourus de tous côtés pour voir un spectacle si extraordinaire. La comtesse était présente avec toutes ses femmes dans un chariot couvert de deuil.
Les hérauts et les trompettes ayant donné le signal, les champions fondirent l'un sur l'autre avec une égale bravoure, mais non avec une égale force. Quoique Gontran fût un puissant et hardi chevalier, et qu'il eût beaucoup plus d'expérience que son ennemi, l'histoire dit que le jeune page le vainquit, et que, l'ayant renversé de son cheval par force ou par adresse, il lui coupa la tête avant qu'il se fût relevé.
Devenu comte d'Anjou
La comtesse, justifiée par la victoire du jeune Ingelger, alla aussitôt après se jeter aux pieds du roi, et lui dit que, le malheur de sa destinée ayant voulu qu'elle fût diffamée par des soupçons si injurieux, rien ne pouvait plus la retenir dans le monde, et qu'elle était résolue d'aller passer le reste de ses jours dans un couvent : toute la grâce qu'elle demandait à sa majesté était de lui permettre qu'elle donnât tous ses biens au jeune Ingelger, son filleul et son défenseur ; il était juste que celui qui avait sauvé son honneur et son innocence fût possesseur de son héritage, plutôt que des parents ou des vassaux qui l'avaient abandonnée dans une si cruelle extrémité.
Non seulement le roi consentit à tout ce que voulut la comtesse ; mais il retint à sa cour le jeune page, le combla dans la suite de bienfaits, et le fit comte d'Anjou. De lui vinrent tous ces comtes d'Anjou si fameux dans notre histoire, qui ont donné des rois à Jérusalem et à l'Angleterre.