L'origine de Homme au masque de fer
On dit que sous le règne de Louis XIV, il y ait eu à la Bastille un prisonnier à qui il était défendu de se faire connaître ; que ce prisonnier ait porté, toute sa vie, un masque de fer pour n'être pas reconnu ; c'est ce qu'il y a de certain : mais quel était cet homme ? c'est un de ces secrets qui paraissent devoir rester éternellement ensevelis dans la nuit des temps.
L'histoire de l'homme au masque de fer selon Mme Campan
On lit dans les Mémoires de madame Campan, sur l'homme au masque de fer, un article assez curieux que le lecteur retrouvera ici avec plaisir :
« Louis XVI, pendant les premiers mois de son règne, avait séjourné à la Muette, à Marly, à Compiègne. Lorsqu'il fut fixé à Versailles, il travailla à la révision générale des papiers de son aïeul. Il avait promis à la reine de lui communiquer ce qu'il découvrirait relativement à l'histoire de l'homme au masque de fer : il pensait, d'après ce qu'il en avait entendu dire, que ce masque de fer n'était devenu un sujet si inépuisable de conjectures, que par l'intérêt que la plume d'un écrivain célèbre avait fait naître sur la détention d'un prisonnier d'état qui n'avait que des goûts et des habitudes bizarres.
J'étais auprès de la reine, lorsque le roi, ayant terminé ses recherches, lui dit qu'il n'avait rien trouvé dans les papiers secrets d'analogue à l'existence de ce prisonnier ; qu'il en avait parlé à M. de Maurepas, rapproché par son âge du temps où cette anecdote aurait dû être connue des ministres, et que M. de Maurepas l'avait assuré que c'était simplement un prisonnier d'un caractère très dangereux par son esprit d'intrigue, et sujet du duc de Mantoue. On l'attira sur la frontière, on l'y arrêta, et on le garda prisonnier, d'abord à Pignerol, puis à la Bastille. Ce transfert d'une prison à l'autre eut lieu parce que le gouverneur de la première fut nommé gouverneur de la seconde. Il connaissait les ruses de son prisonnier, et le prisonnier suivit le geôlier ; et de peur que celui-ci ne profitât de l'inexpérience d'un gouverneur novice, le gouverneur de Pignerol vint à la Bastille.
Telle est effectivement la véritable aventure de l'homme auquel on s'est amusé à mettre un masque de fer. C'est ainsi qu'elle a été écrite et publiée par M. ***, il y a une vingtaine d'années. Il avait fait des recherches dans le dépôt des affaires étrangères, et il y avait trouvé la vérité : il la fit connaître au public ; mais le public, attaché à une version qui lui offrait l'attrait du merveilleux, n'a point voulu reconnaître l'authenticité du récit véritable. Chacun s'est appuyé de l'autorité de Voltaire, et l'on se plaît encore à croire qu'un frère adultérin ou jumeau de Louis XIV a vécu nombre d'années en prison, en portant un masque de fer sur sa figure. L'incident bizarre de ce masque provient peut-être de l'usage qu'avaient autrefois les femmes et les hommes, en Italie, de porter un masque de velours quand ils s'exposaient au soleil. Il est possible que le captif italien se soit quelquefois montré, sur une terrasse de sa prison, ainsi couvert. Quant à une assiette d'argent que ce célèbre prisonnier aurait jetée par la fenêtre, il est connu que la chose est arrivée ; mais à Valzin. C'est du temps du cardinal de Richelieu. On a joint cette anecdote aux faussetés inventées sur le prisonnier piémontais. »
L'homme au masque de fer selon M. Dulaure
A ce récit, qui ne répond pas aux objections que l'on pourrait faire sur les moyens qu'avait le duc de Mantoue de réprimer un sujet séditieux, à l'étrange expédient d'un masque de fer pour soustraire un prisonnier étranger aux regards de quelques personnes qui auraient pu le reconnaître, aux marques de respect dont il était entouré même dans sa prison, etc., nous joindrons le passage suivant extrait de l'Histoire de Paris par M. Dulaure :
« On suppose, dit ce profond investigateur, qu'avant de mettre au monde Louis XIV, Anne d'Autriche avait donné le jour à un autre enfant mâle. Cette supposition, si elle est fondée en réalité, donne le mot d'une énigme historique qui, pendant le XVIIIe siècle, a vivement exercé la curiosité et motivé les recherches de plusieurs personnes. Ceux qui l'adoptent et qui ont le plus avant pénétré dans l'obscurité de ce sujet, disent que cet enfant, qui ne pouvait être reconnu puisqu'il était né avant la réconciliation du roi et de la reine, fut livré à des personnes de confiance, chargées de l'élever dans l'ignorance de son origine, et qu'il devint ce personnage mystérieux, ce prisonnier désigné sous le nom de l'homme au masque de fer.
Sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, plusieurs écrivains, excités par la curiosité, réunirent soigneusement toutes les notions acquises sur l'existence, le caractère, les mœurs et la mort de cet être énigmatique. Chacun s'évertua pour découvrir son état et son nom. Le prisonnier était le duc de Beaufort, le duc de Montmouth, le surintendant des finances Fouquet, le secrétaire du duc de Mantoue, le comte de Vermandois, etc., etc. Louis XV, à qui le régent avait déclaré le secret, disait : Laissez-les disputer ; personne n'a encore dit la vérité sur le masque de fer. Ce roi dit aussi à M. de la Borde : Ce que vous saurez de plus que les autres, c'est que la prison de cet infortuné n'a fait de tort à personne qu'à lui. Ceux qui connaissaient l'état de l'homme au masque de fer tenaient aux questionneurs le même langage.
Si l'on rapproche toutes les notions recueillies sur cet homme mystérieux ; si l'on considère les soins extrêmes, minutieux et sévères que prit Louis XIV pour dérober au public la condition de ce prisonnier, et les traits de son visage, on se convaincra de sa haute importance, et l'on jugera que son état, étant connu, pouvait troubler la France et la sécurité de celui qui exerçait le pouvoir suprême.
Les mémoires du duc de Richelieu, publiés en 1790, contiennent une pièce intitulée : Relation de la naissance et de l'éducation du prince infortuné soustrait, par les cardinaux de Richelieu et Mazarin, à la société, et renfermé par ordre de Louis XIV ; composée par le gouverneur de ce prince au lit de la mort.
Suivant cette relation, ce prince était fils de Louis XIII, et le frère jumeau de Louis XIV ; tous deux naquirent le même jour, le 5 septembre 1638, l'un à midi et l'autre quelques heures plus tard. Ce dernier fut celui dont le roi et ses conseillers résolurent de cacher la naissance. On le confia à une dame nommée Péronette, chargée de sa nourriture ; elle eut ordre de le dire bâtard d'un grand seigneur. Cet enfant, avançant en âge, fut, par le cardinal Mazarin, remis à un gentilhomme dont on ignore le nom. Celui-ci lui donna une éducation très soignée. Arrivé à l'âge de dix-neuf ans, ce jeune homme, inquiet sur l'état de son père, faisait de pressantes questions à son gouverneur, qui refusait constamment de satisfaire sa curiosité.
Il avait atteint l'âge de vingt et un ans, lorsqu'il parvint secrètement à ouvrir la cassette de son gouverneur : il y trouva des lettres de Louis XIV et du cardinal, qui lui donnèrent de grandes lumières sur son état ; il devina le reste. Il parvint aussi à se procurer le portrait de Louis XIV, et dit à son gouverneur : Voilà mon frère ; et, en lui montrant une lettre de Mazarin, qu'il avait extraite de la cassette, il ajouta : Voilà qui je suis.
Alors le gouverneur, craignant l'évasion de son élève et quelque coup d'éclat de sa part, dépêcha un messager au roi, pour l'informer de ce qui venait de se passer. Le roi donna sur-le-champ des ordres pour faire arrêter le gouverneur et son élève. Le premier mourut en prison ; et c'est avant d'expirer qu'il écrivit cette relation. (Mémoires du duc de Richelieu)
Cette relation pourrait contenir quelques vérités, mais elles sont défigurées par des fictions qui n'amènent que des doutes. Celui qui l'a composée n'était qu'à demi initié dans le mystère.
Il est certain qu'un jeune homme, dont on avait grand soin de cacher l'état et les traits du visage, passa une grande partie de sa vie dans les prisons ; il paraît qu'il fui, en 1666, conduit au château de Pignerol, puis transféré, vers l'an 1686, dans l'île de Sainte-Marguerite, où le gouverneur Saint-Mars reçut de Louis XIV l'ordre de lui faire construire une prison ; et que de là il fut conduit en litière, par le même Saint-Mars, à la Bastille, où il entra le 18 septembre 1698, ayant le visage recouvert d'un masque de velours noir. Il y mourut le 19 novembre 1703, et fut enterré dans le cimetière de l'église de Saint-Paul, sous le nom de Marchiali.
On avait ordre de le tuer s'il se faisait connaître. Aussitôt qu'il eut rendu le dernier soupir, on défigura et mutila son visage, dans la crainte qu'il fût déterré et reconnu ; les murs de sa prison furent décrépis et fouillés, de crainte qu'il n'y eût tracé quelques mots ou caché des écrits qui auraient décelé son origine ; on fit brûler tous les linges, habits, meubles qui lui avaient servi, ainsi que les portes et fenêtres de sa prison, son argenterie fut fondue, etc.
Ces nombreuses précautions, prises pour cacher l'origine et l'état de ce prisonnier, servent beaucoup à les faire connaître. Ajoutons que les gouverneurs des maisons fortes où il fut détenu, et Louvois lui-même, lui parlaient avec respect, debout, et le qualifiaient de mon prince.
Voltaire, qui avait le secret de l'homme au masque de fer, déclare dans ses Questions sur l'Encyclopédie (1771), qu'il était le frère aîné de Louis XIV : il expose comment le fils d'Anne d'Autriche, n'étant point reconnu par Louis XIII, a dû être secrètement élevé ; comment le cardinal Mazarin, instruit par la reine de l'origine et de l'existence de cet enfant, a dû profiter de cet aveu pour exercer sur l'esprit de cette princesse un ascendant qu'il a toujours conservé ; comment, pour maintenir son autorité, il a dû éloigner cet enfant du trône, et lui laisser ignorer son état ; enfin comment Louis XIV, après la mort de ce cardinal, pour conserver la paix intérieure, sauver la mémoire de sa mère d'une tache infamante, et surtout pour conserver sa couronne, et régner sans compétiteur, prit la cruelle résolution de condamner son propre frère à une prison perpétuelle. Ainsi fut commis, s'il faut en croire ces témoignages, un des crimes politiques familiers aux gouvernements arbitraires, que leurs auteurs cherchent à justifier comme nécessaires, et que le tribunal de l'histoire ne manque jamais de découvrir et de condamner. »
Une autre hypothèse au sujet de l'homme au masque de fer
Il a paru récemment un livre intitulé L'homme au Masque de fer, composé par feu le chevalier de Taulès, ancien consul général en Syrie, d'après un passage d'un manuscrit du marquis de Bonnac, ambassadeur à Constantinople, manuscrit qui fut rédigé vers 1724. L'auteur pense avoir découvert que le prisonnier était Arwediks, patriarche des Arméniens schismatiques, ennemi mortel des Arméniens catholiques, et que quelques jésuites, secondés par le sieur Bonnal, vice-consul de France à Scio, firent enlever pour le transporter en France, où il fut détenu, d'abord à l'île Sainte-Marguerite, et de là transféré à la Bastille. Cet enlèvement eut lieu sous l'ambassade de M. de Fériol.